Guy Levrier
01 Feb 1999
EPR
En 1935, Einstein et deux autres physiciens, Boris
Podolsky et Rosen, analysèrent aux Etats-Unis une expérience imaginaire (EPR :
Einstein, Podolsky, Rosen) afin de mesurer la position et le moment d'une paire de
systèmes de protons. En ayant recours à la mécanique quantique conventionnelle, ils
obtinrent des résultats extrêmement surprenants, qui les amenèrent à conclure que
cette théorie ne donnait pas une description complète de la réalité physique. Ces
résultats, véritablement paradoxaux, sont basés sur un raisonnement impeccable, mais
leur conclusion selon laquelle la théorie est incomplète n'en est pas pour autant
justifiée.
La mesure effectuée sur le proton 1 donne un état
déterminé pour le proton 2, en fonction de la direction de la mesure choisie, bien que
les deux particules puissent être à des millions de kilomètres l'une de
l'autre, et n'interagissent pas entre elles à l'instant considéré.
Einstein et ses deux collaborateurs estimèrent que cette conclusion était si
manifestement fausse que la théorie de la physique quantique sur laquelle elle était
basée ne pouvait être qu'incomplète. Ils en conclurent qu'une théorie juste
devrait comporter certaines variables cachées qui permettraient de retrouver le
déterminisme de la physique classique.
La différence fondamentale entre les deux théories
est qu'en physique classique, le système étudié est sensé comporter d'avance
la valeur objet de la mesure. La mesure ne perturbe pas le système, elle se limite à
révéler l'état préexistant. On peut observer que, si une particule devait
véritablement présenter les composantes de moment angulaire considérées,
préalablement à la mesure, ces valeurs constitueraient bien des variables cachées. En
physique quantique, la mesure perturbe le système.
La nature se comporte-t-elle conformément aux
prédictions de la mécanique quantique ? L'interprétation des résultats se
base sur un théorème important élaboré par le physicien Britannique John Stewart Bell.
Des expériences ont été effectuées dans plusieurs laboratoires avec des photons au
lieu de protons (l'analyse est identique), et les résultats indiquent de manière
assez probante la validité du théorème de Bell. C'est-à-dire que les résultats
observés confirment ceux de la mécanique quantique, et ne peuvent être expliqués par
une théorie à variables cachées (déterministe), basée sur le concept de localité. On
est ainsi amené à conclure que les deux protons sont en corrélation entre eux et
qu'une mesure effectuée sur l'un affecte l'autre, quelle que soit la
distance qui les sépare. Ceci peut paraître très étonnant, mais telle semble bien
être la nature : la réalité ne peut être que non-locale.
Alain Aspect et ses collaborateurs, à Paris, ont
démontré la pertinence de cette conclusion en 1982, grâce à une expérience
ingénieuse dans laquelle la corrélation entre les deux moments angulaires était
mesurée, dans un intervalle de temps extrêmement court, par un système de commutation
à haute fréquence. Cet intervalle était plus court que le temps nécessaire pour que le
signal lumineux ait parcouru la distance séparant les positions de mesure respectives de
chaque particule. Selon la théorie de la relativité spéciale d'Einstein, aucun
message ne peut être transmis plus vite que la lumière. Il est par conséquent
impossible qu'une information concernant la direction de la mesure sur le premier
proton atteigne le second proton avant que cette mesure soit effectuée. 1
L'expérience d'Alain Aspect a ainsi
démontré que les systèmes quantiques comportent entre eux des relations qui ne peuvent
s'expliquer par la physique classique. Par conséquent, l'expérience imaginaire
EPR a démontré de faзon approfondie que Bohr a eu raison contre Einstein : la
théorie de la physique quantique est valide, elle implique "un tout
indivisible, au sein duquel l'instrument d'observation est inséparable de
ce qui est observé" 2
Un univers interconnecté
Le Tout quantique de Bohr, le potentiel
quantique de Bohm et l'idée de non-localité que l'on peut déduire du
théorème de Bell sont toutes de nouvelles manières de considérer l'univers. Elles
suggèrent, du moins au niveau atomique, un univers remarquablement interconnecté. Mais
est-il véritablement justifiable de projeter cette interconnection quantique
ininterrompue sur la totalité de l'univers ? Certains penseurs estiment que
c'est possible. En effet, la nature a été généralement perзue ainsi unifiée
jusqu'à ce qu'une science plus mécaniste apparaisse, au cours du dix-septième
siècle" 3
David Bohm a introduit les concepts
d'ordre entrelacé et d'ordre développé. Ce dernier se rapporte à la surface
des choses, au sein d'un monde mécanique de poussées et de tractions. Inversement,
le premier implique une réalité repliée sur elle-même. L'ordre entrelacé se
situe hors des catégories d'espace et de temps, et représente, selon Bohm, une
manière plus appropriée d'ordonner la théorie quantique. Dans un certain sens,
tandis que la physique de Newton décrit le monde développé, la théorie quantique est
la première tentative de la science à aborder l'ordre entrelacé. C'est à ce
dernier niveau qu'il convient de répondre à la question d'Einstein sur la
réalité ..."
"... même si le scientifique courant
continue à penser de manière traditionnelle, il semblerait que certains commenceraient
à explorer de nouvelles voies de compréhension de l'univers. En effet, le grand
public a toujours eu intuitivement le sens de son interconnexion avec la nature.
L'Américain de souche ressent la skanagoah, c'est-à-dire une profonde
paix lorsqu'il est seul dans les bois, une conscience intense de son unité avec la
nature dans son ensemble. Des sentiments du même ordre sont ressentis par les artistes et
les mystiques de toutes cultures. En fait, il semble plus naturel de percevoir
l'univers comme interconnecté et immanent, que comme mécanique et dissocié. Le
philosophe Edmond Husserl soutient que la crise à laquelle l'homme et la femme
modernes sont confrontés est due à l'insignifiance du monde qui les entoure. Il en
trouve l'origine dans le désir Cartésien-Newtonien d'objectiver la nature.
Mais, lorsque la nature devient objet, les valeurs et relations humaines sont sacrifiées.
Le résultat est une univers vide, dénué de sens." 4
Je suis précisément un de ces artistes qui
perзoit son inspiration comme provenant de sa relation avec la nature, telle que les
physiciens quantiques la décrivent, tout en subissant le martyre au sein d'une
humanité déshumanisée et obsédée d'objectivation de la nature par un
matérialisme délirant, objet de telles critiques des philosophes. Pour nous, artistes,
cette interconnexion avec la nature nous parvient sous la forme de signes, pour nous
indiquer le chemin, si nous acceptons de nous sensibiliser à leurs messages, et si nous
avons le sens d'un but dans la vie ...
Pour le grand public et les scientifiques, ces
signes n'étaient jusqu'à récemment rien de plus que de simples coпncidences.
Carl Jung, psychanalyste mondialement connu, après avoir hésité pendant des années,
fut l'un des tout premiers à faire une recherche en profondeur sur ce phénomène,
qu'il a appelé "la synchronicité". Il écrit :
"Si j'ai désormais dominé mon
hésitation et pris à bras-le-corps ce sujet, c'est essentiellement parce que mes
expériences comportant des phénomènes de synchronicité se sont multipliées au cours
des décennies" 5. Et il définit la synchronicité comme
"la coпncidence dans le temps d'au minimum deux événements, sans
relation de causalité entre eux, et ayant la même signification." Sur ce
sujet, certains scientifiques semblent avoir totalement reconsidéré leur position, dont,
en particulier John Wheeler, qui écrit :
"Nous avions cette idée, très ancienne,
qu'il existait, là-bas, un univers, et voici l'homme, l'observateur,
sagement protégé de cet univers par une glace blindée de 15 centimètres
d'épaisseur. Aujourd'hui nous apprenons, dans le monde quantique, que, même
pour observer un objet aussi minuscule qu'un électron, nous devons casser cette
glace et parvenir jusqu'à lui ... Ainsi le terme ancien d'observateur doit
être rayé de notre vocabulaire et nous devons le remplacer par celui de participant. C'est
de cette manière que nous avons abouti à l'idée que l'univers était
participatif." 6
En tant qu'artistes, nous devons avoir tant la
volonté que les moyens d'interpréter les signes, lorsque nous les reconnaissons en
tant que tels, et de les appliquer à la cause au profit de laquelle ils obtiendront les
meilleurs résultats. En matière de volonté, c'est à nous qu'il appartient
d'en faire l'effort - un véritable effort. Quant aux moyens, c'est par la
reconnaissance des caractéristiques essentielles, fréquemment très fugaces, des
événements de synchronicité, que nous les obtiendrons. Dans ce domaine, Carl Jung donne
en exemple le cas d'une de ses patientes, une jeune femme qui s'était
révélée psychologiquement inaccessible, du fait de son rationalisme Cartésien le plus
extrême, selon lequel elle s'estimait savoir tout mieux que personne. Jung
écrit :
"Après plusieurs tentatives
infructueuses de tempérer son rationalisme par une compréhension plus humaine, je
n'ai plus eu d'autre ressource qu'à espérer, en désespoir de cause, que
quelque chose d'inattendu et d'irrationnel se produirait, quelque événement
qui ferait éclater le sarcophage intellectuel dans lequel elle s'était
hermétiquement enfermée ... Elle avait fait un rêve impressionnant la nuit
précédente, dans lequel quelqu'un lui avait offert un scarabée d'or - un
bijou de prix. Tandis qu'elle me conte son rêve, j'entends derrière moi
quelques coups légers frappés à la fenêtre. Je me retourne et vois un assez gros
insecte se heurtant à la vitre de l'extérieur, et s'efforзant manifestement
de pénétrer dans la pièce assombrie. Ceci me parut très étrange. J'ouvre
immédiatement la fenêtre et attrape l'insecte en plein vol. C'était un
scarabée commun "Cetonia aurata", dont la couleur, d'un
vert doré, ressemble le mieux à celle d'un scarabée d'or. Je tends
l'insecte à ma patiente en lui disant : "Voici votre
scarabée." C'est cet événement qui a véritablement percé la cuirasse
de son rationalisme et fait fondre la glace de sa résistance intellectuelle. Le
traitement pouvait alors se poursuivre avec des résultats satisfaisants." 7
Nous voyons donc apparaître ici clairement les
caractéristiques principales d'un événement de synchronicité : il faut
pouvoir établir une corrélation signifiante entre l'événement extérieur objectif
et l'état psychologique interne de la personne, la corrélation devant être
acausale.
"La seconde caractéristique essentielle
est l'absence de corrélation entre l'événement externe, et l'état
interne subjectif ... Dans ce sens, ni l'événement externe (le scarabée)
n'est la cause de l'événement interne (le rêve), ni l'inverse n'est
vrai. Au contraire, ces événements sont reliés de faзon acausale, par leur
signification, et pas simplement par le hasard d'une coпncidence entre événements
externes et dispositions psychologiques internes." 8
Pour reconnaître les signes, les interpréter
correctement et en tirer le meilleur profit, l'artiste doit être pur, car la pureté
est la meilleure manière d'éliminer le bruit de fond qui empêche de recevoir un
message clair.
1 Encyclopaedia Britannica (Traduction de l'auteur)
2 David Bohm, Wholeness and the implicate order
(London and New York: Routledge, 1980), p.134 (Traduction de l'auteur)
3 F. David Peat Einstein's moon: Bell's theorem and the
curious quest for quantum reality (Chicago: Contemporary Books, 1990), p.156
(Traduction de l'auteur)
4 [3] pp.157-158
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