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Le Hors-Temps

Guy Levrier

28 Feb 2001

Dieu dit à Moïse: " Je suis celui qui est " (1), signifiant ainsi qu'il existe soit dans un éternel présent, soit en-dehors du temps, ce qui est différent. Est-il possible, en effet, qu'il existe autre chose que le temps? Et pourrions-nous en avoir une forme d'intuition, que nous serions incapable d'exprimer clairement tant que nous n'aurions pas été guidés par notre science, ou par autre chose qui soit aussi hors de notre science que hors de notre temps, précisément?

D'ores et déjà les scientifiques semblent avoir besoin de trouver quelque chose dans ce sens. Des physiciens tels que Hawking, à la recherche d'une théorie unifiée combinant la physique quantique et la gravitation, sont conduits à évoquer un " temps imaginaire " afin de pouvoir faire la somme des histoires (2) de particules qui ne se situent pas dans le temps " réel " dans lequel nous vivons. Certes, nous entendons bien ici qu'il s'agit de mesurer ce temps à l'aide de nombres " imaginaires ", alors que le temps " réel " se mesure à l'aide de nombres " réels " (3).

Ce sont bien là des astuces mathématiques, mais c'est précisément par les mathématiques que la science en est arrivée au concept d'espace-temps actuel, et fort de cet acquis, siècle après siècle, pourquoi nous priverions-nous de quelque courageuse extrapolation? Avant Einstein, la notion d'espace-temps n'existait pas dans notre champ de conscience: nous ne l'imaginions pas. Serait-il possible que nous soyons à la recherche d'une nouvelle " région ", le " hors-temps ", qui serait à l'espace-temps ce que l'espace-temps est au temps (4), région dans laquelle nos équations mathématiques pourraient ne plus avoir cours?

Dans la citation (3) ci-dessus, Hawking dit : " Une théorie scientifique n'est qu'un modèle mathématique que nous construisons pour décrire nos observations : il n'existe que dans nos esprits. La question de savoir ce qui est véritablement réel entre le temps réel et le temps imaginaire, n'a donc pas de sens. Il ne s'agit que de décider quelle est la description la plus utile. " Ainsi, les mathématiques n'auraient pas l'exclusivité de la représentation de l'univers. C'est ce genre de conclusion auquel un grand scientifique aboutit, qui nous fait mesurer à quel point notre univers devient pour nous de plus en plus mental, ce qui explique pourquoi Berkeley (1685-1753), qui a reçu dernièrement le titre de " Précurseur de Mach et d'Einstein ", est aussi fréquemment évoqué au nom des conséquences philosophiques de la physique quantique.

Berkeley exprime sa philosophie de " l'idéalisme subjectif " par sa formule condensée " Etre, c'est être perçu " qui n'est rien d'autre que celle de Bohr, selon son interprétation de Copenhague, sous la forme de " il n'est de réel que le réel observé ". Ainsi, le nom de Bohr aurait du logiquement figurer après celui d'Einstein dans le titre conféré à Berkeley. Nous observons donc, là encore, un concept " hors du temps ", puisqu'il apparaît, tout le long de notre histoire, entre philosophie et physique, sous la forme de " la caverne " de Platon, de " l'empirisme de Locke ", de " l'idéalisme subjectif " de Berkeley et de " l'interprétation de Copenhague " de Bohr.

Einstein, de son côté, confirme et écrit " pour nous autres physiciens convaincus, la distinction entre passé, présent et futur n'est qu'une illusion, même si elle est tenace " (5). Ceci m'interpelle : ainsi Einstein ne croit pas non plus au temps quand on essaye d'aller au fond des choses. Il y aurait la flèche du temps obligée, de la vie à la mort, pour les vivants que nous sommes, sans symétrie, sans retour en arrière possible. Le temps, c'est donc ce que nous devrions consommer pour vivre. Et puis, il y aurait à nouveau ce hors-temps. Voici bien un concept émergeant " dans l'air du temps ", dont j'observe, par ailleurs, selon les Écritures, que Dieu et nos plus grands scientifiques expriment la même chose, et que ces derniers, lorsqu'ils abordent ce sujet, semblent ne pouvoir faire autrement que d'évoquer Dieu.

En tant qu'artiste, je me suis demandé si je n'aurais pas un moyen de le percevoir, ce hors-temps, en particulier, de manière très fugace, par 1'acte de création artistique. Pour cela, j'ai observé ce que faisaient " les autres ", tout au long de notre histoire, du point de vue du résultat obtenu.

Alors que la science passe, au fur et à mesure des progrès accomplis, les scientifiques d'aujourd'hui se désintéressent des théories dépassées d'hier. L'art, le grand, le sublime, celui des chefs-d'oeuvre incontestés, semble se situer en dehors du temps, en dehors précisément de toute progression, donc, lorsque à ce niveau, on ne peut plus dire que nos descendants, parce qu'ils viennent après, et font quelque chose de nouveau, font, pour autant, mieux que leurs ancêtres. " Nouveau " ne signifie pas " mieux " pour autant. Lorsque, par exemple, l'homme des grottes de Lascaux stylise un dessin d'animal au niveau de qualité de Léonard de Vinci, vingt mille ans avant lui, on observe qu'il n'y a pas là de progrès en art, alors qu'il y en a en science, en fonction du temps. En peinture, l'impressionnisme n'est pas un progrès par rapport au classicisme. C'est simplement autre chose. Si le progrès en art n'existe pas, la régression, elle, existe bel et bien, comme en témoigne notre mode actuelle du " non-art " de la " mort de l'art " de notre civilisation décadente.

Pour l'art vrai, tout se passe comme si le temps n'existait pas, comme si le temps était une hypothèse non-nécessaire à sa pratique. Ce serait donc peut-être par notre recherche de création artistique, en fusion avec la création scientifique, que nous pourrions découvrir la porte d'accès au hors-temps, à cette nouvelle région encore inexplorée ?

C'est la raison pour laquelle de nombreux artistes créateurs n'hésitent aucunement a effectuer ce qui peut apparaître comme un retour en arrière aux yeux de leurs contemporains - ce qui importe peu, en définitive, seul le résultat compte, afin d'ouvrir des voies nouvelles (6).

Hawking dit : " ...la découverte que la vitesse de la lumière semblait être la même pour tout observateur, de quelque manière qu'il se déplace, a abouti à la théorie de la relativité – et il a fallu, de ce fait, abandonner l'idée qu'il existait un temps absolu. Au contraire, chaque observateur aurait sa propre mesure du temps, indiquée par une horloge qu'il emporterait avec lui : les horloges de différents observateurs ne concorderaient pas nécessairement. Le temps est ainsi devenu un concept plus personnel, relatif à l'observateur qui le mesure " (7).

Un temps personnel ! Voici bien un paradigme nouveau ! Ainsi, en restant toujours sur le plan de la métaphore, en tant qu'artiste, dans l'exercice quotidien de ma création, le fait que l'on n'observe pas de progrès en art caractériserait le travail quotidien de mon mental, comme une sorte de constante de mon " temps personnel imaginaire ", tandis que celui du scientifique, par les progrès qu'il suscite en science, se situerait dans un " temps personnel réel ".

Par ailleurs, la mode, parce qu'elle passe., conférerait une vétusté irrémédiable, jusqu'à un éventuel - et peut-être éternel - oubli. Ainsi, l'art asiatique, siècle après siècle, reste pratiquement identique a lui-même, tandis que l'art occidental semble avoir été une quête haletante et perpétuelle de nouveauté. Quels sont donc les critères qui vont faire d'une oeuvre d'art un objet éternel ou dépassé ? Comment se fait-il qu'il nous soit indifférent de dater l'art khmer, chinois ou japonais à plusieurs siècles près, alors qu'une oeuvre occidentale passée de mode ne représente plus pour nous qu'un vague intérêt anecdotique ?

Lorsque l'on parle du temps, nos Écritures et nos physiciens évoquent également son début et sa fin : il est plus difficile d'imaginer son début que sa fin, en particulier qu'il n'y ait pas eu de temps avant le début du temps. Pour la fin, se serait plus facile, dans un univers aussi chaotique que le nôtre, où l'on observe de telles collisions de galaxies. Mais pourquoi la fin de 1'Histoire? Nos Écritures, dont les prophéties se sont jusqu'ici réalisées en ce qui concerne la création, l'univers, le cosmos, nous prédisent de manière répétitive une fin des temps cataclysmique. Nous les vivants, nous nous interrogeons sur l'utilité de la fin du temps. Qu'est-ce qui pourrait bien faire que le temps ne soit plus utile, ou du moins nécessaire, qu'il n'ait plus de raison d'être ? Et pourquoi faut-il que cette fin soit cataclysmique ? Certes, a notre échelle humaine, infiniment petite, la disparition de notre univers infiniment grand ne peut être que cataclysmique. Par ailleurs, lorsque l'homme est terrorisé, il culpabilise et fantasme. En pareil cas, il va ressentir le cataclysme comme une punition consécutive a un jugement,

Mais, de même que le texte de la Génèse semble trouver actuellement sa confirmation dans la théorie du " Big Bang", la fin cataclysmique des temps prophétisée pourrait correspondre à l'observation d'un ralentissement du taux d'expansion de l'univers, présageant un " Big Crunch ", le mouvement inverse du Big Bang. La question serait de même nature que celle qui concerne le début de l'univers, qui est, en définitive, celle qui a été posée philosophiquement par Leibniz : " pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? ", à laquelle on pourrait ajouter " pourquoi détruire ce qui existe pour retourner à rien ? " Il y aurait là une symétrie entre le pourquoi de l'origine et le pourquoi de la fin. Il est vraisemblable que si nous trouvons le premier, il en découlera peut-être logiquement le second, dans la mesure où le vécu d'un système chaotique dépend étroitement de ses conditions d'origine.

Avec la flèche du temps, ou à l'extérieur du temps, en conclusion, comme il m'est impossible d'exprimer par les mots ce que je perçois dans la région " hors-temps " je l'exprime par mes tableaux, qui seraient des sortes d'idéogrammes.


(1) Exode 3.14

(2) Les correspondances métaphoriques entre la physique quantique et le bouddhisme sont particulièrement fréquentes et frappantes, et on ne peut s'empêcher d'établir une relation entre les expressions de " faire la somme des histoires " du physicien et " d'actualiser toutes les existences " du sage bouddhiste Dôgen Kigen (1200-1253), par exemple dans son célèbre aphorisme : " Apprendre la Voie Bouddhique, c'est s'apprendre soi-même. S'apprendre soi-même, c'est s'oublier soi-même. S'oublier c'est actualiser toutes les existences. Actualiser toutes les existences c'est dépouiller corps et esprit, pour soi-même et pour les autres ". II est curieux de constater comment, en empruntant les voies transversales de la métaphore, on passe aussi aisément de la physique à la métaphysique et à la morale.

(3) Si l'univers est véritablement dans cet état quantique, il n'existerait pas de singularité dans son histoire en temps imaginaire... Ceci pourrait suggérer que ce que l'on appelle temps imaginaire est en fait le temps réel, et inversement, que ce que nous appelons le temps réel n'est que l'effet de notre imagination. En temps réel, l'univers a un début et une fin à des singularités qui constituent une limite à l'espace-temps et à laquelle les lois de la science ne s'appliquent plus. Mais, en temps imaginaire, il n'y a ni singularités ni limites. Ainsi, il est possible que ce que nous appelons " temps imaginaire ", soit véritablement plus fondamental, et que ce que nous appelons " temps réel " n'est qu'une invention de notre part pour nous permettre de décrire plus facilement ce que nous pensons être l'univers. Mais, comme je l'ai évoqué au Chapitre 1, une théorie scientifique n'est qu'un modèle mathématique que nous construisons pour décrire nos observations : il n'existe que dans nos esprits. La question de savoir ce qui est véritablement réel entre le temps réel et le temps imaginaire, n'a donc pas de sens. Il ne s'agit que de décider quelle en est la description la plus utile.

S.W.Hawking, A brief history of time, Bantam Books, London, 1988, p.139. Traduction de l'auteur.

(4) " Si l'espace-temps Euclidien s'étend jusqu'à un temps imaginaire infini, ou commence à une singularité en temps imaginaire, nous avons le même problême qu'en théorie classique, en spécifiant l'état initial de l'univers : Dieu peut savoir comment l'univers a commencé, mais il ne peut donner aucune justification réelle de penser qu'il ait commencé d'une façon plutôt que d'une autre. Par ailleurs, la théorie quantique de la gravitation a ouvert une nouvelle possibilité, selon laquelle il serait inutile de spécifier ce qui se passerait à la limite. Il n'existerait pas de singularités auxquelles les lois de la science s'effondreraient, ni aucune limite de l'expace-temps à laquelle on devrait faire appel à Dieu ou à une loi nouvelle pour fixer les conditions à la limite de l'espace-temps.

Il serait possible de dire : " La condition à la limite de l'univers est qu'il n'a pas de limite ". L'univers serait complètement auto-contenu et ne serait pas affecté par tout élément extérieur à lui-même. Il ne serait ni créé ni détruit. Il SERAIT simplement ".

Hawking (3) p.136

(5) Correspondance Albert Einstein-Michele Basso 1903-1955, Paria, Hermann, 1972.

(6) " Le Bach des dernières années est tout entier occupé à examiner et à pratiquer une technique musicale archaïque qui vient, telle la foudre, illuminer un instant le monde musical contemporain, en le plaçant devant un matériau inusité et quasi incompréhensible … en se référant à des principes de construction datant de la Renaissance, parfois en prenant comme base le style moderne mais en le revêtant de contenus n'ayant rien d'actuel. Dans ces cas-là, comme dans d'autres recueillis çà et là dans la musique vocale, l'expérience de l'ancien transcende le moment réel de la création, le domine, s'impose comme une donnée critique, comme une activité régulatrice, cependant que la représentation progresse dans la pleine intelligence d'un monde musical qui semblait usé, vide de contenu et de valeur ".

" Tension intellectuelle, calcul, jeu, langage initiatique, dominent l'Offrande musicale et 1'Art de la Fugue, les deux plus importants témoignages de la recherche abstraite à laquelle s'est livré Bach dans le domaine de la musique, les deux preuves de rigueur normative les plus ardues que nous ait livrées l'histoire de la musique ".

Alberto Basso, Jean-Sébastien Bach, Tome II, p.779-780, Fayard. Dans 1'atmosphère de décadence et de fin de civilisation dans laquelle nous vivons, nos contemporains sauront apprécier.

(7) Hawking (3) p.143

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